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poussait faisait vaciller la flamme bleue et jaune de la bougie.

« Quelle chose étrange ! pensait Néjdanof, qui était déjà dans son lit ; les maîtres, les gens, tout le monde ici a l’air d’être bon, libéral, humain même… et pourtant je me sens tout déconfit. Un chambellan, un gentilhomme de la chambre… Bah ! le matin est de meilleur conseil que le soir ! Pas tant de sensiblerie ! »

Mais en ce moment même il entendit les coups redoublés que le veilleur frappait à tour de bras sur la plaque de fonte ; une voix prolongée cria :

« Veillez !…

— Veillez !… répondit une autre voix lamentable.

— Au diable ! se dit Néjdanof. On se croirait dans une forteresse ! »


VIII


Néjdanof s’éveilla de bonne heure ; sans attendre l’apparition d’un domestique, il s’habilla et descendit au jardin.

C’était un grand et beau jardin, admirablement entretenu. Des travailleurs loués ratissaient les allées ; à travers l’éclatante verdure des buissons, on voyait passer les mouchoirs rouges qui servaient de coiffure aux petites paysannes armées de râteaux.

Néjdanof s’en alla jusqu’au bord de l’étang ; le brouillard du matin s’était déjà envolé, — mais l’eau fumait encore çà et là, dans les recoins ombragés du rivage. Le soleil, encore bas, lançait de grands reflets roses sur ce large miroir de plomb à surface lisse et comme satinée.

Cinq charpentiers allaient et venaient près de la passerelle ; un canot tout neuf, fraîchement peint, roulait lentement d’un flanc à l’autre ; des rides légères couraient