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de cartes. Marianne se mit au piano et joua, ni bien ni mal, quelques romances sans paroles, de Mendelssohn.

« Charmant ! charmant ! quel toucher ! » s’écria Kalloméïtsef, comme un énergumène, de l’autre bout du salon.

En réalité, il avait poussé cette exclamation par pure politesse ; quant à Néjdanof, malgré la certitude exprimée par Sipiaguine, il n’avait pas la moindre passion pour la musique.

En attendant, Sipiaguine, sa femme, Kalloméïtsef et Anne Zakharovna s’étaient mis à jouer… Kolia vint dire bonsoir, et, ayant reçu la bénédiction de ses parents ainsi qu’un grand verre de lait en guise de thé, il alla se coucher ; pendant qu’il s’éloignait, son père lui cria qu’il commencerait ses leçons le lendemain avec M. Néjdanof. Quelque temps après, s’apercevant que Néjdanof restait là, désœuvré, au milieu du salon, et feuilletait par contenance un album photographique, il lui dit de ne pas se gêner et d’aller se reposer chez lui, d’autant plus qu’il devait être fatigué du voyage ; d’ailleurs la devise de sa maison était : liberté !

Néjdanof profita de la permission, prit congé de tout le monde, et sortit. Sur le seuil de la porte, il se croisa avec Marianne, qu’il regarda en face ; non-seulement elle ne lui souriait pas, mais encore elle fronçait légèrement les sourcils, et pourtant il sentit de nouveau qu’elle serait pour lui un ami, un camarade.

Il trouva sa chambre tout imprégnée d’une fraîcheur parfumée ; les fenêtres étaient restées ouvertes tout le jour. Dans le jardin, juste en face de ses fenêtres, un rossignol jetait des sons courts et vibrants ; et dans le ciel nocturne, au-dessus des cimes arrondies des tilleuls, s’étalait une lueur trouble, rougeâtre et chaude : la lune allait se lever.

Néjdanof alluma une bougie ; des papillons gris, aux ailes cotonneuses, vinrent aussitôt en foule du jardin sombre, en tournoyant et se heurtant ; et le vent qui les