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Eh bien, l’émancipation s’est accomplie… Où sont les paysans avec leurs torches ?

— Tvéritinof, répliqua Kalloméïtsef d’une voix sombre, se trompait sur un seul point : ce ne sont pas les paysans, ce sont d’autres qui porteront des torches. »

En ce moment, Néjdanof, qui, jusque-là, n’avait pas regardé une seule fois Marianne, — placée pourtant du même côté de la table que lui, — échangea un regard avec elle, et il sentit immédiatement que tous deux, cette jeune fille morose et lui, — avaient les mêmes convictions et tendaient vers le même but. Elle ne l’avait nullement frappé, lorsque Sipiaguine la lui avait présentée ; pourquoi donc était-ce justement avec elle qu’il échangeait un regard ? En même temps, une inquiétude vint le prendre : n’était-ce pas une chose honteuse, ignominieuse même, que d’être là, d’entendre de pareils discours, et de ne pas protester, donnant ainsi par son silence le droit de croire qu’il partageait ces opinions ?

Ses yeux rencontrèrent de nouveau ceux de Marianne, et il crut y lire une réponse à sa question : « Attends ; le moment n’est pas venu… ce n’est pas la peine… plus tard ; il sera toujours temps… »

Il lui fut agréable de penser qu’elle le comprenait ; puis il recommença à suivre la conversation… Mme Sipiaguine avait remplacé son mari, elle le dépassait presque en liberté d’opinions, en radicalisme ! Elle ne comprenait pas, non, elle ne comprenait po-si-ti-ve-ment pas comment un homme jeune et instruit pouvait s’en tenir à une routine aussi démodée !

« Du reste, ajoutait-elle, je suis persuadée que vous dites cela tout bonnement pour le plaisir de taquiner. Quant à vous, Alexis Dmitritch, dit-elle avec un aimable sourire à Néjdanof, qui s’étonna de voir qu’elle savait ses prénoms, je sais que vous ne partagez pas les inquiétudes de M. Kalloméïtsef : mon mari m’a fait part de vos conversations avec lui pendant le voyage. »

Néjdanof rougit, s’inclina sur son assiette et balbutia