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commencer ; et lui, qui sentait fort bien tout cela, il en était en même temps satisfait et irrité sans trop savoir pourquoi.

C’étaient Kalloméïtsef et Sipiaguine qui alimentaient la conversation. Ils parlaient du zemstvo, du gouverneur, du péage des routes, des billets de rachat, de leurs amis communs à Pétersbourg et à Moscou, du lycée Katkof[1] qui venait de s’ouvrir, de la difficulté d’avoir des travailleurs, des amendes, des dégâts causés par les bestiaux, de Bismarck, de la guerre de 1866 et de Napoléon III, que Kalloméïtsef qualifiait de gaillard !

Le jeune gentilhomme de la chambre professait les opinions les plus rétrogrades : il en arriva même à répéter, — sous forme de plaisanterie, il est vrai, — le toast qu’un de ses amis avait porté à un banquet intime : « Je bois aux deux seuls principes que je reconnaisse, » s’était écrié ce propriétaire échauffé par les libations : « Au knout et au rœderer ! »

Mme  Sipiaguine fronça les sourcils, et fit observer que cette citation était de très-mauvais goût.

Sipiaguine, lui, énonçait des idées très-libérales ; il réfutait Kalloméïtsef avec une politesse quelque peu nonchalante, non sans un brin de persiflage.

« Vos frayeurs au sujet de l’émancipation, mon cher Siméon Pétrovitch, lui dit-il entre autres choses, me rappellent un rapport que l’excellent et très-respectable Tvéritinof présenta en haut lieu, en 1860, et qu’il lisait dans les salons de Pétersbourg. La plus belle phrase de ce rapport était celle où il disait que les paysans émancipés ne manqueraient pas de se répandre, une torche à la main, sur toute la face de la patrie. Il fallait voir notre brave Tvéritinof gonfler ses petites joues, écarquiller ses petits yeux et s’écrier en ouvrant sa bouche enfantine : « La torche ! la torche ! une torche à la main ! »

  1. Katkof, directeur du Messager russe et de la Gazette de Moscou.