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roues aux essieux de bois. Et par-dessus toute cette vie jeune, retirée et solitaire, de grands nuages clairs passaient en arrondissant leurs poitrines comme de grands oiseaux paresseux.

Néjdanof regardait, écoutait, aspirait l’air qui rafraîchissait ses lèvres entrouvertes. Il se sentait plus à l’aise : ce calme qui l’entourait pénétrait aussi en lui.

Pendant ce temps on parlait de lui dans la chambre au-dessous. Sipiaguine racontait à sa femme comment il avait fait sa connaissance, et ce que lui avait confié le prince G… et quels discours ils avaient tenus pendant le voyage.

« Un garçon intelligent ! répétait-il, et instruit ! Il est un peu rouge d’opinions, c’est vrai ; mais tu sais que pour moi cela n’a aucune importance ; ces gens-là ont au moins une chose pour eux : ils ont de l’amour-propre. Et puis Kolia est trop jeune ; ces folies ne mordront pas sur lui. »

Mme Sipiaguine écoutait son mari avec un sourire caressant à la fois et moqueur, comme s’il eût confessé quelque escapade un peu étrange, mais amusante ; elle éprouvait même une sorte de plaisir à voir que son « seigneur et maître », un homme si posé, si grave, était encore capable de faire un coup de tête comme à vingt ans.

Debout devant un miroir, et orné d’une paire de bretelles en soie bleue sur une chemise blanche comme la neige, Sipiaguine était en train de se coiffer à l’anglaise, avec deux brosses ; et Valentine Mikhaïlovna, qui s’était couchée à demi, avec ses bottines, sur un petit divan turc, lui donnait divers renseignements sur l’exploitation du domaine ; sur la fabrique de papier, qui, hélas ! n’allait pas comme il aurait fallu ; sur le cuisinier, qu’il faudrait remplacer ; sur l’église, dont le plâtre était tombé ; sur Marianne, sur Kalloméïtsef.

Une franche confiance, une amitié sincère existaient entre les deux époux ; ils vivaient réellement en amour