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domestique, tira ses effets de sa valise et fit sa toilette. Le voyage l’avait absolument éreinté ; la présence constante, pendant deux jours, d’un inconnu avec lequel il avait parlé de tout et de rien, cette conversation décousue et inutile avait fatigué ses nerfs ; un sentiment amer, ennui ou colère, s’agitait sourdement au plus profond de son être ; il s’indignait de son peu de courage, de sa mollesse… et l’amertume persistait.

Il s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder dans le jardin.

C’était un vieux jardin, planté depuis un siècle au moins, en pleine « terre noire », — un jardin dont on n’aurait pas trouvé le pareil dans toute la région en deçà de Moscou. Tracé sur la pente d’une longue colline, il se composait de quatre parties nettement distinctes. En face de la maison, jusqu’à une distance d’environ deux cents pas, s’étendait le parterre, avec ses allées sablées en ligne droite, ses corbeilles rondes, ses massifs d’acacias et de lilas ; à gauche, longeant l’écurie jusqu’à la grange, se voyait le jardin fruitier aux rangs serrés de pommiers, de poiriers, de pruniers, de groseilliers et de framboisiers ; plus loin, en face de la maison, se croisaient des allées de hauts tilleuls dont l’ensemble formait un rectangle vaste et régulier. À droite, la vue était bornée par un double rang de peupliers blancs qui ombrageaient la route ; le toit aigu de l’orangerie se dressait derrière un bouquet de bouleaux pleureurs.

Tout le jardin avait revêtu le vert tendre du premier épanouissement printanier ; on n’entendait pas encore le grand et vigoureux bourdonnement d’insectes qui remplit l’air pendant les chaleurs de l’été ; quelques pinsons chantaient çà et là, deux tourterelles roucoulaient sur les branches d’un même arbre ; un coucou isolé faisait entendre son appel en changeant à chaque fois de place ; et de là-bas, de bien loin, de derrière l’étang du moulin, venait un croassement de corbeaux, immense et continu, semblable au grincement d’une foule de