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confesse, ne m’intéresse guère ; dans les romans d’à présent, il ne se trouve plus que des roturiers !… On en est venu à choisir pour héroïne une cuisinière, une simple cuisinière, ma parole d’honneur ! Mais quant au roman de Ladislas, je le lirai certainement. Il y aura le petit mot pour rire… Et puis la tendance ! la tendance ! Les nihilistes seront traînés dans la boue, — j’en ai pour garant la façon de penser de Ladislas, — qui est très-correcte.

— Son passé ne l’est guère ! fit observer Mme Sipiaguine.

— Ah ! jetons un voile sur les erreurs de sa jeunesse ! s’écria Kalloméïtsef en achevant d’ôter son gant de la main droite.

Mme Sipiaguine, pour la seconde fois, joua légèrement de la prunelle en clignant des paupières. Elle était un peu coquette de ses yeux incomparables.

« Siméon Pétrovitch, dit-elle, dites-moi, je vous prie, pourquoi, en parlant russe, vous employez tant de mots français ? Il me semble que, — vous m’excuserez, — que c’est passé de mode.

— Pourquoi ?… pourquoi ?… Tout le monde ne possède pas sa langue natale aussi admirablement que… vous, par exemple. Pour ma part, je regarde le russe comme la langue des oukases et des choses officielles ; j’attache une grande valeur à sa pureté ! Je m’incline devant Karamzine !… Mais le russe, — si j’ose m’exprimer ainsi, — journalier… est-ce qu’il existe seulement ? Tenez, par exemple, mon exclamation de tout à l’heure : C’est un mot ! Impossible de dire cela en russe !

— J’aurais dit : C’est une expression heureuse. »

Kalloméïtsef se mit à rire.

« Expression heureuse ! Oh ! madame ! Mais ne voyez-vous pas que cela sent le maître d’école, le séminaire ? Tout le sel a disparu !…

— Bon ! vous ne me convaincrez pas. Mais que fait donc Marianne ? »