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Kalloméïtsef fronça son nez.

« Mais ce zemstvo, parbleu ! ce zemstvo[1] ! à quoi sert-il ? Uniquement à affaiblir l’administration et à éveiller… des idées inutiles… (Kalloméïtsef battit l’air avec sa main dégantée, pour y ramener la circulation interrompue par la pression du gant) et des espérances irréalisables… (Kalloméïtsef souffla sur sa main.) J’ai dit tout cela à Pétersbourg… Mais bah ! le vent ne vient pas de ce côté. Votre mari lui-même… figurez-vous ! Du reste il est connu pour un libéral. »

Mme Sipiaguine se redressa sur son divan :

« Comment ? et vous aussi, m’sieu Kalloméïtsef, vous faites de l’opposition au gouvernement ?

— Moi, de l’opposition ? Jamais ! Pour rien au monde ! Mais j’ai mon franc parler. Je critique quelquefois, et je me soumets toujours.

— Moi, c’est tout le contraire : je ne critique pas, et je ne me soumets pas.

Ah ! mais c’est un mot ! Me permettez-vous d’en faire part à mon ami Ladislas, vous savez ? Il se prépare à écrire un roman du grand monde ; il m’en a déjà lu plusieurs chapitres. Ce sera délicieux. Nous aurons enfin le grand monde russe peint par lui-même.

— Où cela paraîtra-t-il ?

— Dans le Messager russe, naturellement. C’est notre Revue des Deux Mondes. Vous la lisez, je vois.

— Oui ; mais, savez-vous, elle devient fort ennuyeuse.

— C’est possible… c’est possible… Et le Messager russe, lui aussi, je crois, dégringole un brin. »

Kalloméïtsef rit à gorge déployée ; il trouva que c’était bien chic de dire : dégringoler, et encore, un brin.

« Mais c’est un journal qui se respecte, continua-t-il, et voilà le principal. La littérature russe, je vous le

  1. Zemstvo. Il y a en Russie deux sortes d’assemblées locales de ce nom, qui correspondent à peu près à nos conseils municipaux et à nos conseils généraux.