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pendait au bout d’un large ruban noir ; le ton pâle et mat de ses gants de Suède s’harmonisait merveilleusement avec la teinte gris-pâle de son pantalon quadrillé.

M. Kalloméïtsef portait les cheveux courts ; il était rasé de près ; son visage, presque féminin, aux yeux petits et placés près l’un de l’autre, au nez mince, aux lèvres molles, respirait l’aimable aisance qui convient à un gentilhomme parfaitement élevé. Et pourtant ce visage affable prenait facilement une expression mauvaise et même grossière, pour peu que n’importe qui se permît de toucher à n’importe quoi, notamment aux principes conservateurs, patriotiques et religieux de M. Kalloméïtsef ; — oh ! alors, il était sans pitié. Toute sa distinction s’évaporait à l’instant ; ses yeux caressants s’allumaient d’une vilaine flamme ; sa petite bouche rose laissait échapper de vilaines paroles et réclamait avec des cris de paon le secours de l’autorité.

Kalloméïtsef était le descendant de simples jardiniers. Son arrière-grand-père s’appelait Kolomentsof, du nom de son lieu de naissance[1] ; mais le grand-père avait déjà transformé ce nom en Koloméïtsef ; le père signait Kalloméïtsef ; enfin Simon Pétrovitch, ayant ajouté un l, se regardait sérieusement comme un noble de race pure ; il se plaisait même à répéter que leur famille descendait directement des barons de Gallenmeyer, dont l’un avait été feld-maréchal en Autriche à l’époque de la guerre de Trente ans.

Il servait au ministère de la cour, avec le titre de gentilhomme de la chambre ; le patriotisme l’avait empêché d’entrer dans la diplomatie, où tout semblait devoir le porter : son éducation, son habitude du monde, ses succès auprès des femmes, et sa tournure… « Mais quitter la Russie… jamais !… » disait-il en français.

Il avait une bonne situation de fortune, des relations ; on le considérait comme un homme d’avenir, bien doué,

  1. Kolomna, ville du gouvernement de Moscou.