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couché sur le divan de velours d’un compartiment particulier de première classe, à côté du même gentleman homme d’État sage et libéral, roulait vers Moscou sur les rails disjoints et durs du chemin de fer Nicolas.


V


Dans le salon d’une grande maison de briques à colonnade et fronton, bâtie vers 1825 par le père de Sipiaguine, — très-connu comme agronome et comme un « arracheur de dents »[1]Mme Sipiaguine, une fort jolie femme par parenthèse, attendait d’heure en heure l’arrivée de son mari, annoncée par télégramme.

L’arrangement de ce salon portait l’empreinte d’un goût délicat et moderne : tout y était gracieux et engageant, tout, depuis l’aimable bariolage des tentures et des draperies de cretonne, jusqu’aux formes variées des bibelots en porcelaine, en bronze ou en métal, répandus sur les tables et sur les étagères ; tout cela se détachait doucement et se fondait harmonieusement dans les joyeux rayons d’un jour de mai, qui pénétraient en toute liberté à travers les hautes fenêtres grandes ouvertes. Pleine d’un parfum de muguet (des bouquets de cette délicieuse fleur printanière étaient dispersés çà et là), l’atmosphère du salon frémissait parfois, à peine remuée par une légère bouffée de vent qui avait frôlé en passant la verdure épanouie du jardin.

Charmant tableau ! Et la dame elle-même, Valentine Mikhaïlovna Sipiaguine, complétait ce tableau en lui donnant la pensée et la vie.

C’était une femme d’environ trente ans, à la taille éle-

  1. Épithète donnée aux gentilshommes d’autrefois qui distribuaient volontiers des horions.