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il s’y livrait même avec plaisir, quoique un peu fiévreusement et sans beaucoup de suite. Ses camarades l’aimaient, attirés par la sincérité, la bonté et la pureté qu’ils trouvaient en lui. Mais le pauvre Néjdanof n’était pas né sous une heureuse étoile ; la vie ne lui était pas facile. Il sentait cela profondément, et, malgré l’attachement de ses amis, il se faisait l’effet d’être à jamais isolé…

Resté seul dans sa chambre, et toujours debout devant la fenêtre, Néjdanof songeait péniblement à son prochain voyage, au tour nouveau et inattendu que prenait sa vie… Il ne regrettait guère Pétersbourg, n’y laissant rien qui lui fût particulièrement cher ; d’ailleurs, ne reviendrait-il pas en automne ? Et pourtant il se sentait plein d’irrésolution, et une mélancolie involontaire l’envahissait.

« Singulier professeur que je fais ! pensait-il ; étrange pédagogue ! »

Il se reprochait presque d’avoir pris cet engagement, quoique, en réalité, un pareil reproche fût injuste. Néjdanof possédait une instruction suffisante, et, malgré les inégalités de son humeur, les enfants venaient à lui sans répugnance, et lui-même s’attachait à eux facilement.

La tristesse qui s’était emparée de lui venait de cette impression qu’éprouvent les mélancoliques, les rêveurs, quand il leur faut changer de place. Les caractères aventureux, les sanguins ignorent cette impression-là ; ils sont plutôt portés à se réjouir quand le cours ordinaire de leur vie est interrompu, quand l’occasion se présente pour eux de changer de milieu.

Néjdanof s’était enfoncé si profondément dans ses rêveries, que peu à peu, presque inconsciemment, il les traduisit en paroles ; les impressions qui flottaient en lui se cadençaient et rimaient entre elles.

« Au diable ! s’écria-t-il tout haut : je crois vraiment que je vais composer des vers ! »