Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/38

Cette page n’a pas encore été corrigée

que ça fait ? — Je parie que c’est précisément cela qui lui a suggéré l’idée de t’avoir pour professeur. Tu as beau dire, tu es un aristocrate par le sang, — Or donc tu es des leurs ! Mais voilà longtemps que je suis ici ; il est temps que je me rende à mon bureau, chez les vils exploiteurs ! — Au revoir, camarade. »

Pakline se dirigeait vers la porte, mais il s’arrêta et se retourna.

« Écoute, Alexis, dit-il d’une voix câline : tout à l’heure tu m’as refusé… je sais bien qu’à présent tu vas avoir de l’argent, mais permets-moi pourtant de faire une toute petite offrande pour l’œuvre commune. Je ne peux pas être utile autrement ; que je le sois au moins avec ma bourse. Tiens, regarde : je mets sur la table un billet de dix roubles. Est-il accepté ? »

Néjdanof ne bougeait pas…

« Qui ne dit rien consent. Merci ! » s’écria joyeusement Pakline, et il disparut.

Néjdanof resta seul… Il continuait à regarder à travers les vitres de sa fenêtre la cour étroite et sombre où les rayons du soleil ne pénétraient jamais, même pendant l’été ; et son visage était aussi sombre que cette cour.

Néjdanof était né, comme nous l’avons déjà appris, du prince G…, riche personnage, général aide de camp, et d’une gouvernante de sa fille, — jolie personne, ancienne élève d’un institut de demoiselles nobles, morte le jour même de ses couches. Il reçut son éducation première dans une pension, chez un Suisse, intelligent et sévère pédagogue, — puis, il entra à l’Université. Il désirait faire son droit ; mais le général, son père, qui détestait les nihilistes, le lança dans « l’esthétique », comme le disait Néjdanof avec une amère ironie, c’est-à-dire qu’il le fit entrer à la faculté historico-philologique. Le père de Néjdanof voyait son fils trois ou quatre fois, au plus, par an, mais il s’intéressait à son sort, et, avant de mourir, il lui laissa par testament, « en souvenir de Nastia » (sa mère), un capital de six mille roubles dont les inté-