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prend son thé à la russe ! Voilà qui est fort peu vraisemblable ! Cela seul suffirait pour éveiller les plus graves soupçons.

— C’est justement ce qui m’est arrivé à la frontière, dit Machourina ; il y avait un individu en uniforme qui ne me lâchait pas ; il me faisait un tas de questions ; à la fin, je perdis patience : « Voulez-vous bien me laisser en repos ! » lui ai-je dit.

— En italien ?

— Pas du tout : en russe.

— Et qu’a-t-il fait ?

— Ce qu’il a fait ? Il est parti, naturellement.

— Bravo ! s’écria Pakline. Ah ! quelle comtesse ! Encore une petite tasse de thé. Voici une remarque que je voulais vous faire : tout à l’heure vous avez été un peu dure pour Solomine ; eh bien, savez-vous ce que je pense ? Les gens comme lui sont les gens véritables. On ne les comprend pas d’emblée ; mais, croyez-moi, ce sont les véritables, et l’avenir leur appartient.

« Ce ne sont pas des héros ; ce ne sont pas même de ces « héros du travail » à propos desquels un farceur, — américain ou anglais, je ne sais plus, — a écrit un livre pour notre édification à nous autres pauvres diables ; ce sont des individus solides, qui sortent du peuple, et sans couleur, gris, monochromes. Nous avons besoin de ceux-là, à présent, et rien que de ceux-là !

« Regardez un peu Solomine : il a l’esprit clair comme le jour, et il se porte comme un chêne ! Grand miracle ! Jusqu’à présent, chez nous, en Russie, quelle était la règle ? Si tu es un être vivant, intelligent, conscient, tu es infailliblement malade ! Tandis que Solomine, certainement, a les mêmes peines que nous, ses préoccupations sont les mêmes ; il déteste ce que nous détestons, mais ses nerfs le laissent tranquille et son corps obéit, comme il convient ; donc, c’est un gaillard ! Dites ce que vous voudrez, mais un homme qui a un idéal, et qui ne fait pas de phrases ; qui est instruit et qui sort