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resta soupçonné, mais fut laissé tranquille. Du reste il ne chercha pas à éviter le tribunal et se présenta à l’époque fixée. On ne fit aucune allusion à Marianne… Pakline avait réussi à tirer son épingle du jeu ; mais on ne s’occupa guère du pauvre homme.




Dix-huit mois s’étaient écoulés ; c’était l’hiver de 1870. À Pétersbourg, dans ce même Pétersbourg où le conseiller privé et chambellan Sipiaguine se préparait à jouer un rôle considérable, où sa femme protégeait tous les arts, donnait des soirées musicales et organisait des fourneaux économiques, où M. Kalloméïtsef était regardé comme un des fonctionnaires les plus solides de son ministère, un petit homme, vêtu d’un pauvre manteau à collet de chat, marchait en clopinant le long d’une des « lignes » du Vassili-Ostrof.

C’était Pakline. Il avait bien changé depuis ce temps ; quelques fils blancs brillaient dans les mèches de cheveux que laissait passer son bonnet fourré.

Une dame un peu corpulente et d’une taille élevée, étroitement enveloppée dans un manteau de drap sombre, venait à sa rencontre sur le trottoir.

Il jeta sur elle un regard distrait, passa à côté d’elle, puis, tout à coup, s’arrêta, réfléchit une seconde, étendit les bras, et, se retournant vivement, la rattrapa et la regarda par-dessous son chapeau.

« Machourina ? » dit-il à demi-voix.

La dame le mesura d’un regard majestueux, et, sans dire un mot, continua son chemin.

« Ma bonne Machourina, je vous ai reconnue, continua Pakline en clopinant à côté d’elle, mais ne vous effrayez pas, je vous en prie. Vous pensez bien que je ne vous trahirai pas ! Je suis trop heureux de vous avoir rencontrée ! Je suis Pakline, Sila Pakline, vous savez,