Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aimer tout à fait Solomine, et lui… il t’a aimée, du jour où il t’a vue chez les Sipiaguine. Cela n’a jamais été un secret pour moi, bien que nous nous soyons enfuis ensemble quelques jours après.

« Ah ! ce matin-là ! Comme il était beau, et frais, et jeune ! Il m’apparaît à présent comme le symbole de votre double vie, de la tienne et de la sienne ; et c’est uniquement par hasard que je me suis trouvé à sa place, ce matin-là.

« Mais il faut finir ; je n’ai pas l’intention de t’apitoyer… je veux seulement me disculper. Demain, il y aura quelques moments bien durs à passer. Mais que faire, puisqu’il n’y a pas d’autre issue ? Adieu, Marianne, ma chère et honnête enfant ! Adieu, Solomine ! Je te la confie. Vivez heureux, vivez avec profit pour les autres ; et toi, Marianne, ne te souviens de moi que quand tu seras heureuse. Pense à moi comme à un homme honnête et bon aussi, mais à qui il seyait mieux de mourir que de vivre.

« T’ai-je aimée d’amour ? je n’en sais rien, mon amie ; mais je sais que jamais je n’ai éprouvé un sentiment plus fort, et que la mort me paraîtrait encore plus terrible, si je n’emportais pas dans la tombe un sentiment comme celui-là.

« Marianne ! si tu rencontres quelque part une personne nommée Machourina, — Solomine la connaît, et du reste, toi aussi tu l’as vue, je crois, — dis-lui que j’ai pensé à elle avec reconnaissance peu de temps avant ma fin… Elle saura ce que je veux dire.

« Il faut pourtant que je m’arrache à ces adieux. Je viens de regarder par la fenêtre : une belle étoile brillait immobile à travers les nuages qui couraient rapidement. Mais, si vite qu’ils courussent, ils ne parvenaient pas à la cacher. Cette étoile m’a fait penser à toi, Marianne.

« En ce moment, tu dors dans la chambre voisine, — et tu ne te doutes de rien… Je me suis approché de ta porte, j’ai tendu l’oreille et il m’a semblé entendre ta