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du divan, étaient presque aussi pâles que Néjdanof lui-même. Ils étaient frappés, terrassés, anéantis tous deux, surtout Marianne, mais non surpris.

« Comment n’avons-nous pas prévu cela ? » pensaient-ils, et en même temps il leur semblait, oui… il leur semblait, en effet, qu’ils l’avaient prévu.

Quand il avait dit à Marianne : « Quoi que je fasse, je te le dis d’avance, tu n’en seras pas étonnée, » et encore —quand il avait parlé de ces deux hommes qui existaient en lui et qui ne pouvaient pas vivre ensemble ; — un vague pressentiment ne s’était-il pas éveillé en elle ? Pourquoi en ce moment-là ne s’y était-elle pas arrêtée ?… Pourquoi n’avait-elle pas réfléchi à ces paroles et à ce pressentiment ? Et pourquoi maintenant n’osait-elle regarder Solomine, comme s’il était son complice et comme si lui aussi ressentait les mêmes remords de conscience ? Pourquoi au sentiment de pitié infinie, de regret désespéré que lui inspirait Néjdanof, venait-il se joindre une sorte de terreur, de honte ? Peut-être avait-il dépendu d’elle de le sauver ? Pourquoi n’ont-ils, ni l’un ni l’autre, le courage de prononcer une parole ? À peine osent-ils respirer ; ils attendent… Qu’attendent-ils ? grand Dieu !

Solomine avait envoyé chercher un docteur, quoiqu’il n’y eût évidemment aucun espoir. Tatiana avait mis une grosse éponge, imbibée d’eau fraîche, sur la blessure, petite, exsangue et déjà noire, de Néjdanof ; elle mouilla aussi ses cheveux avec de l’eau fraîche mêlée de vinaigre.

Tout à coup, Néjdanof cessa de râler et fit un mouvement.

« Il revient à lui, » murmura Solomine.

Marianne se mit à genoux près du divan… Néjdanof la regarda… Jusqu’à ce moment-là, ses yeux étaient restés immobiles comme ceux des mourants.

« Ah ! je vis encore, —dit-il d’une voix à peine perceptible, — maladroit cette fois encore !… je vous retiens…