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Néjdanof serra fortement la main qu’elle avait laissée dans la sienne.

« Te laisser sans protecteur, sans défenseur, serait un crime, et je ne ferai pas cela, si faible que je sois. Tu auras un défenseur… n’en doute pas. »

Marianne se pencha vers Néjdanof, et le regarda en plein visage avec sollicitude, avec anxiété, s’efforçant de lire dans ses yeux, dans son âme, au fond de son âme.

« Qu’est-ce qui te prend, Alexis ? Tu as quelque chose sur le cœur ? Dis-le moi… Tu m’inquiètes. Tes paroles sont si énigmatiques, si étranges… Et quelle figure tu as ! je ne t’ai jamais vu ainsi ! »

Néjdanof la repoussa doucement et lui baisa doucement la main. Cette fois, elle ne résista pas, elle ne rit pas, elle continua à le regarder d’un air anxieux.

« Ne t’inquiète pas, je t’en prie. Il n’y a là rien d’étrange. Voici en quoi consiste tout le mal. Markelof, m’a-t-on dit, a été battu par les paysans ; il a goûté de leurs poings, et ils lui ont meurtri les côtes… Moi, ils ne m’ont pas battu, ils ont même bu avec moi, à ma santé… Mais ils m’ont meurtri l’âme, mieux encore que les côtes de Markelof. J’étais né disloqué… J’ai essayé de me remettre, et je n’ai fait que me disloquer davantage. Voilà, au juste, ce que tu vois sur mon visage.

— Alexis, lui dit-elle lentement, ce serait bien mal si tu n’étais pas sincère avec moi. »

Il se tordit les doigts avec force.

« Marianne, tout mon être est sous tes yeux, à découvert comme sur la paume de la main ; et, quoi que je fasse, je te le dis d’avance : au fond, il n’y aura rien, absolument rien, qui pourra t’étonner. »

Marianne eut envie de lui demander l’explication de ces paroles, mais elle ne le fit pas… d’autant plus qu’en ce moment, Solomine entrait dans la chambre.

Ses mouvements étaient plus rapides et plus brusques que de coutume. Il battait des paupières, ses larges lè