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nouveau vers Sipiaguine : « Et ce gaillard-là ? » (Il indiqua encore Pakline avec son menton) « qu’en ferons-nous ? » Il n’a pas l’air bien effrayant.

— Lâche-le, dit Sipiaguine tout bas ; et il ajouta en allemand : Lass den Lumpen laufen (laisse courir le plat-pied), s’imaginant, on ne sait pourquoi, qu’il faisait une citation du Goetz de Berlickingen, de Gœthe.

— Vous pouvez partir, mon cher monsieur, dit à haute voix le gouverneur. Nous n’avons plus besoin de vous. À l’avantage de vous revoir ! »

Pakline fit un salut qui s’adressait à tout le monde, et sortit, brisé, anéanti. Bon Dieu ! bon Dieu ! ce mépris l’avait achevé.

« Quoi ! pensait-il avec un désespoir inexprimable, et poltron et dénonciateur ! Mais non… non… je suis un honnête homme, messieurs, et je ne manque pas tant que ça de courage ! »

Mais quelle est cette figure connue qui se tient là sur le perron de la maison du gouverneur, et qui lui jette un regard triste et plein de reproche ? Mais, c’est… c’est le vieux serviteur de Markelof. Il n’est venu en ville évidemment que pour suivre son maître, et il ne quitte pas le seuil de la prison… Mais pourquoi regarde-t-il ainsi Pakline ? Ce n’est pourtant pas lui, Pakline, qui a livré Markelof !

« Et pourquoi me suis-je fourré là où je n’avais que faire ? se disait Pakline, retombant dans sa rêverie désertée, pourquoi ne suis-je pas resté tranquillement dans mon trou ? —Et maintenant ils disent, et ils vont peut-être l’écrire : « Un certain M. Pakline a tout raconté, il les a livrés… il a livré ses amis à leurs ennemis ! » Il se rappela alors le regard que Markelof lui avait lancé, et ce terrible : « Tu ne te déchuchoteras jamais ! » et les yeux tristes et mornes du « vieillard ! —Et, comme saint Pierre dans l’Évangile, « il pleura amèrement », — et il se dirigea lentement vers l’oasis, vers Fomouchka, Fimouchka et Snandoulie…