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tombé sous la roue, c’était un malheur purement personnel, qui n’avait aucun rapport avec l’œuvre commune, —cela pouvait encore se supporter… mais Érémeï ! Érémeï !

Pendant que Markelof se tenait ainsi la tête penchée sur la poitrine, Sipiaguine tira le gouverneur à l’écart, et lui parlant à demi-voix avec de petits gestes discrets, faisant un trille avec deux doigts sur son front, comme pour dire : « Vous savez, ce pauvre garçon, cela n’est pas sain chez lui, » il s’efforçait d’éveiller chez le gouverneur, sinon la sympathie, au moins un peu de pitié pour cet insensé.

Et le gouverneur haussait les épaules, tantôt levant les yeux, tantôt les fermant ; il regrettait sa propre impuissance, finissait par promettre quelque chose…

« Tous les égards… certainement tous les égards… » grasseyait-il d’un air aimable à travers ses moustaches parfumées.

Pendant qu’ils causaient ainsi dans un coin, Kalloméïtsef avait grand’peine à rester en place : il s’agitait, faisait claquer sa langue, toussait, bref donnait toutes les marques de l’impatience. À la fin, il n’y tint plus, et s’approchant de Sipiaguine, il lui jeta rapidement, en français, à l’oreille : « Vous oubliez l’autre ! »

« Ah ! oui, répondit Sipiaguine tout haut, merci de me l’avoir rappelé. Je dois porter le fait suivant à la connaissance de Votre Excellence, dit-il en s’adressant au gouverneur. (Il employait cette formule avec son ami Voldemar, pour éviter de compromettre le prestige de l’autorité en présence d’un insurgé.) Des raisons positives me font supposer que la folle tentative de mon beau-frère doit avoir certaines ramifications, et que l’un de ces rameaux, —en d’autres termes, que l’un des individus soupçonnés par moi — se trouve à peu de distance de cette ville. Ordonne de faire entrer, ajouta-t-il à demi-voix ; il y a dans ton salon un individu… Je te l’ai amené. »