Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/320

Cette page n’a pas encore été corrigée

mais il le regardait comme quelqu’un qui fera son chemin, de façon ou d’autre.

Il fit prier les visiteurs de passer dans son cabinet, et les rejoignit aussitôt, toujours en robe de chambre ; il ne s’excusa même pas de les recevoir dans un déshabillé si peu officiel et leur secoua amicalement la main.

Pakline n’avait pas suivi ces deux personnages dans le cabinet du gouverneur ; il attendait dans le salon. En descendant de voiture, il avait essayé de s’esquiver sous prétexte d’affaires qui l’appelaient chez lui ; mais Sipiaguine l’avait retenu avec une fermeté polie, pendant que Kalloméïtsef, accourant tout effaré, chuchotait à l’oreille de son ami Boris : « Ne le lâchez pas ! Tonnerre de tonnerres ! » et l’avait fait monter avec lui. Toutefois, Sipiaguine ne l’avait pas introduit dans le cabinet, et, toujours avec la même fermeté polie, il l’avait prié de rester dans le salon en attendant qu’on l’appelât.

Pakline, resté seul, eut de nouveau l’idée de s’esquiver, mais un solide gendarme, prévenu par Kalloméïtsef, apparut à la porte… Pakline resta.

« Tu devines sans doute ce qui m’amène, Voldemar ? demanda Sipiaguine au gouverneur.

— Non, mon cher ami, je ne devine pas, répondit l’aimable épicurien, pendant qu’un sourire affable arrondissait ses joues roses et découvrait ses dents éclatantes, à demi cachées par de soyeuses moustaches.

— Comment ?… Mais, est-ce que Markelof… ?

— Quel Markelof ? » répéta le gouverneur sans changer de visage.

Il se souvenait très-vaguement que l’individu qu’on avait arrêté la veille s’appelait Markelof, et il avait complètement oublié que Mme Sipiaguine avait un frère de ce nom.

« Mais pourquoi restes-tu debout, Boris ? reprit-il, assieds-toi ; veux-tu du thé ? »

Sipiaguine avait bien autre chose en tête ! Lorsqu’enfin il eut raconté l’affaire et expliqué pourquoi lui