Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/316

Cette page n’a pas encore été corrigée

que je peux le connaître, a un bon et un noble cœur ; mais il n’a jamais rien compris au paysan russe. —Pakline jeta un coup d’œil en-dessous à Sipiaguine qui s’était légèrement tourné vers lui, et qui l’enveloppait d’un regard froid, mais pas hostile. —Ceux qui veulent exciter notre paysan à se soulever, ceux-là mêmes ne peuvent y parvenir qu’en se servant de son attachement au pouvoir, à la famille impériale. Il faut pour cela imaginer quelque légende comme le faux Dimitri ; montrer sur sa poitrine quelque marque impériale, obtenue à l’aide d’un gros kopek à l’aigle, chauffé au rouge.

— Oui, oui, comme Pougatchef, » interrompit Sipiaguine d’un ton qui voulait dire : « Pas tant d’érudition ! nous savons aussi notre histoire ! » et répétant de nouveau : —« C’est de la folie ! c’est de la folie ! » il sembla s’enfoncer dans la contemplation du filet de fumée, qui montait rapidement du bout de son cigare.

« Votre Excellence ! dit Pakline s’enhardissant un peu : —Je vous ai dit tout à l’heure que je ne fumais pas… mais ce n’est pas vrai, je fume ; et votre cigare répand un parfum si délicieux…

— Hein ! Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » dit Sipiaguine comme s’éveillant d’un profond sommeil ; et sans donner à Pakline le temps de répéter ce qu’il avait dit (preuve qu’il avait parfaitement entendu ses paroles et qu’il répétait ses questions uniquement par pose), il lui présenta son portes-cigares ouvert.

Pakline, d’un air reconnaissant, alluma discrètement un cigare. « Voilà le moment favorable, je crois, » pensa-t-il.

Mais Sipiaguine le prévint :

« Vous m’avez aussi parlé, je crois, dit-il négligemment, avec de petites interruptions, en examinant son cigare, en bouffissant ses joues, en faisant voyager son chapeau de la nuque sur le front, vous m’avez parlé… hein ? vous m’avez parlé de votre autre ami, celui qui