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— Soyez tranquille ! répondit Kalloméïtsef en lui jetant un regard assuré par-dessous le bord d’une casquette de voyage surmontée d’une cocarde, casquette quasi officielle qu’il avait imaginée lui-même… C’est surtout l’autre qu’il faut pincer !

— En route ! répéta Sipiaguine. Monsieur Pakline, vous n’avez pas froid ? En route ! »

Les équipages roulèrent.

Pendant les dix premières minutes, Sipiaguine et Pakline gardèrent tous deux le silence. L’infortuné Sila, avec son piètre paletot et sa casquette fripée, avait l’air encore plus misérable sur le fond bleu sombre de la riche étoffe de soie dont la voiture était doublée.

Il regardait silencieusement et les frêles stores azurés qui s’enroulaient vivement quand on posait le doigt sur le ressort, et la chancelière en peau de mouton blanc et frisé où il mettait ses pieds, et le caisson en bois rouge, incrusté dans la paroi antérieure, d’où sortait en se rabattant une planchette pour écrire et même un pupitre pour lire. (Sipiaguine aimait ou plutôt voulait faire croire qu’il aimait à travailler en voiture comme M. Thiers pendant ses voyages.)

Pakline se sentait intimidé. Sipiaguine le guigna à deux reprises du coin de l’œil par-dessus le rebord de sa joue admirablement rasée, et tirant de sa poche de côté, avec une lenteur majestueuse, un porte-cigares en argent richement orné d’un monogramme en caractères slavons, il lui offrit… oui, positivement, il lui offrit un cigare, qu’il tenait négligemment entre le second et le troisième doigt de sa main, protégée par un gant jaune, de fabrique anglaise, en peau de chien.

« Je ne fume pas, balbutia Pakline.

— Ah ! » répondit Sipiaguine, et il alluma lui-même ce cigare, un délicieux régalia.

« Je dois vous dire, cher monsieur Pakline, dit-il d’un air poli en lançant par petites bouffées des filets ondoyants de fumée odorante… que je vous suis…