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La porte s’ouvrit toute grande, et ils virent entrer à pas pressés d’abord Valentine, puis Kalloméïtsef qui la suivait.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Boris ? Tu as ordonné d’atteler ? Tu vas à la ville ? Qu’est-il arrivé ? »

Sipiaguine s’approcha de sa femme, lui prit le bras droit entre le coude et le poignet :

« Il faut vous armer de courage, ma chère, lui dit-il en français. Votre frère est arrêté.

— Mon frère ? Serge ? Pourquoi donc ?

— Il a prêché à des paysans des théories socialistes ! (Kalloméïtsef poussa un gémissement plaintif.) Oui ! il leur prêchait la révolution ! Il faisait de la propagande ! Ces paysans l’ont saisi et livré. Maintenant il est enfermé en ville.

— Oh ! le malheureux fou ! Mais qui t’a dit ?…

— Monsieur que voilà… monsieur… comment donc ?… M. Konopatine vient de nous l’apprendre[1]. »

Valentine regarda Pakline, qui s’inclina d’un air abattu, « Quelle maîtresse femme ! » pensa-t-il. Dans les moments les plus critiques, on le voit, notre Pakline restait sensible au charme de la beauté féminine.

« Et tu veux aller à la ville, si tard ?

— Je trouverai encore le gouverneur debout.

— J’avais toujours prédit que cela finirait par là ! s’écria Kalloméïtsef. Il ne pouvait en être autrement ! Mais quels braves gens que nos paysans russes ! C’est merveilleux ! Pardon, madame, ajouta-t-il en français, c’est votre frère ! Mais la vérité avant tout !

— Voyons, sérieusement, est-ce que tu veux partir, Boris ? reprit Valentine.

— Je parierais, continua Kalloméïtsef, que l’autre aussi, ce petit précepteur, M. Néjdanof, est impliqué là-dedans. J’en mettrais la main au feu. Ils sont tous de la

  1. Konapatit, en russe, signifie : bourrer, mastiquer avec de l'étoupe (paklia).