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Pendant tout le temps que Sipiaguine parlait, Néjdanof était resté les yeux fixés sur lui ; il regardait ce front étroit, peu élevé, mais intelligent, ce nez romain aux lignes fines, ces yeux agréables, ces lèvres régulières d’où sortait un flot de courtoises paroles, ces longs favoris tombants à l’anglaise ; il regardait et ne savait que penser.

« Que signifie tout cela ? se demandait-il. Pourquoi cet homme a-t-il l’air de me faire des avances ? Cet aristocrate… et moi, comment se fait-il que nous soyons là ensemble ? Qu’est-ce qui l’a amené chez moi ? »

Il était si bien enfoncé dans ses réflexions, qu’il n’ouvrit pas la bouche, même alors que Sipiaguine, ayant terminé son petit discours, rentra dans le silence et attendit la réponse.

Sipiaguine jeta un coup d’œil vers le coin où s’était réfugié Pakline, qui le dévorait des yeux, pour le moins autant que Néjdanof. Peut-être était-ce la présence de ce tiers qui empêchait Néjdanof de parler ?

Sipiaguine leva les sourcils d’un air résigné, comme acceptant la bizarrerie d’une situation dans laquelle, d’ailleurs, il était venu se mettre volontairement ; puis, après avoir levé les sourcils, il éleva la voix et répéta la question.

Néjdanof tressaillit.

« Certainement, dit-il avec une certaine précipitation, je… consens… avec plaisir… quoique, je dois vous l’avouer… je ne puisse m’empêcher d’être un peu surpris… n’ayant auprès de vous aucune recommandation… et puis les opinions mêmes que j’ai énoncées avant-hier au théâtre auraient dû plutôt vous détourner…

— Vous vous trompez complètement sur ce point, cher monsieur Alexis… Alexis Dmitritch, je crois, n’est-ce pas ? dit Sipiaguine en souriant. Pour ma part, j’ose l’affirmer, je suis connu comme un homme aux convictions libérales, progressistes ; et vos idées, abstraction faite, — permettez-moi de vous le dire, — d’une certaine dose d’exagération qui est le propre de la jeunesse, vos idées