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et il est enfermé en ce moment dans le palais du gouverneur. »

Sipiaguine bondit de nouveau.

« Que… que dites-vous ? balbutia-t-il, non plus avec sa voix de baryton ministériel, mais avec une espèce de misérable petit gloussement guttural.

— Je dis que votre beau-frère a été pris, et qu’il est à la chaîne. À la première nouvelle, j’ai pris des chevaux et je suis venu vous avertir. J’ai pensé, en agissant ainsi, vous être de quelque utilité, ainsi qu’au malheureux que vous pouvez sauver.

— Je vous suis très-reconnaissant, lui dit Sipiaguine avec son même petit gloussement, et, frappant vivement avec la paume de la main sur un timbre en forme de champignon, il remplit toute la maison de son tintement métallique. —Je vous suis très-reconnaissant, répéta-t-il d’un ton déjà plus ferme ; mais sachez-le : un homme qui n’a pas craint de fouler aux pieds toutes les lois divines et humaines, fût-il cent fois mon parent, n’est pas pour moi un malheureux ; c’est… un criminel ! »

Un laquais entra en courant dans le cabinet.

« Que désire monsieur ?

— Une voiture, tout de suite ! À quatre chevaux ! Je pars pour la ville. Philippe et Stéphane m’accompagnent. »

Le laquais disparut.

« Oui, monsieur, continua Sipiaguine ; mon beau-frère est un criminel ; si je vais en ville, ce n’est pas pour le sauver ! Oh non !

— Mais, Excellence…

— Tels sont mes principes, mon cher monsieur, et je vous prie de ne pas m’importuner, de ne pas me fatiguer de vos objections ! »

Sipiaguine se mit à marcher de long en large dans son cabinet. Pakline le regardait, les yeux écarquillés : « Que diable ! pensa-t-il ; on parlait de toi comme d’un libéral, et tu es là comme « un lion dévorant ! »