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— Et tu dis, —reprit Sipiaguine, en tournant vers le laquais son nez toujours froncé, — que c’est une affaire importante, pressée ?

— Ce monsieur le dit.

— Hum ! c’est quelque mendiant ou quelque intrigant (« Ou les deux à la fois », glissa Kalloméïtsef)… très-probablement. Fais-le passer dans mon cabinet. —Il se leva. —Pardon, ma bonne. —En attendant, faites une partie d’écarté. —Ou bien, attendez-moi ; je reviens à l’instant.

— Nous causerons… allez ! » répondit Kalloméïtsef.

Sipiaguine, en entrant dans son cabinet, aperçut la pauvre petite figure chétive de Pakline, humblement collée au mur entre la porte et la fenêtre, et il éprouva aussitôt ce sentiment vraiment ministériel de hautaine pitié et de condescendance un peu dégoûtée, qui est particulier aux grands dignitaires pétersbourgeois.

« Mon Dieu ! quel air d’oisillon déplumé ! pensa-t-il ; et il boite, je crois, par-dessus le marché !

« Asseyez-vous ! dit-il tout haut, se servant de ses notes de baryton les plus affables, hochant d’un air bienveillant sa petite tête rejetée en arrière, et s’asseyant avant son hôte. —Vous devez être fatigué du trajet ; asseyez-vous et expliquez-vous ; quelle est l’affaire si grave qui vous amène à une pareille heure ?

— Votre Excellence, commença Pakline en s’asseyant tout doucement dans un fauteuil, je me suis permis de me présenter chez vous…

— Attendez, attendez, interrompit Sipiaguine. Ce n’est pas la première fois que je vous vois. Je n’oublie jamais un seul des visages que j’ai eu l’occasion de rencontrer ; j’ai une excellente mémoire. Mais… mais… où donc vous ai-je rencontré ?

— Vous ne vous trompez pas, Excellence. J’ai eu l’honneur de me rencontrer avec vous à Pétersbourg, chez un homme qui… qui depuis lors… malheureusement a éveillé votre indignation… »