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s’assit sur le divan et cacha son visage dans ses mains. Il s’effrayait de ses propres pensées, et faisait tous ses efforts pour ne pas réfléchir. Il éprouvait une sensation étrange, comme si une main souterraine et obscure venait de s’emparer de la racine même de son être pour ne jamais plus la lâcher. Il savait que cet autre être si cher qui est là, tout près, dans la pièce voisine, n’en sortirait pas pour venir le trouver, et que lui non plus n’irait pas à elle. À quoi bon d’ailleurs ? Que lui aurait-il dit ?

Des pas fermes et rapides le forcèrent à rouvrir les yeux. Solomine traversait sa chambre. Il frappa à la porte de la chambre de Marianne et entra.

« Honneur et place ! » murmura amèrement Néjdanof.

Il avait involontairement pensé au mot d’ordre d’un factionnaire qui en relève un autre.


XXXIV


Il était déjà dix heures du soir, et dans le salon d’Arjanoïé, Sipiaguine, sa femme et Kalloméïtsef jouaient aux cartes, lorsqu’un laquais entra, annonça l’arrivée d’un individu inconnu, un certain M. Pakline, qui désirait voir M. Sipiaguine pour une affaire extrêmement pressée et de la plus haute importance.

« Si tard ! dit Mme  Sipiaguine avec étonnement.

— Comment, dit Sipiaguine en fronçant son nez classique, comment dis-tu que s’appelle ce monsieur ?

— Il a dit : Pakline.

— Pakline ! s’écria Kalloméïtsef. Pakline ! Solomine ! « De vrais noms ruraux, hein ? » ajouta-t-il en français[1].

  1. Paklia signifie étoupe en russe ; Soloma, paille.