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Le prince se pencha vers Sipiaguine, et lui dit à l’oreille :

« Mon frère, oui, mon frère ! un fils naturel de mon père… il s’appelle Néjdanof. Je te conterai ça… mon père ne l’attendait pas, c’est pourquoi il le nomma Néjdanof[1]. Cependant il s’occupa de lui… Il lui a fait un sort[2]… nous lui payons une pension. C’est un garçon de tête… grâce à mon père, il a reçu une bonne éducation. Seulement, c’est un toqué… un républicain… Nous ne le recevons pas… Il est impossible ! Mais voilà ma voiture ; au revoir. »

Le prince s’éloigna. Le lendemain, Sipiaguine, en lisant la Gazette de police, tomba sur l’annonce insérée par Néjdanof, et il se rendit chez lui.

« Je me nomme Sipiaguine, dit-il à Néjdanof en s’asseyant sur une chaise de paille vis-à-vis du jeune homme qu’il enveloppait d’un regard important et lucide. J’ai appris par les journaux que vous désirez accompagner une famille, et voici ce que je suis venu vous proposer. Je suis marié ; j’ai un fils âgé de neuf ans, un garçon très-bien doué, je n’hésite pas à le dire. Nous passerons à la campagne une partie de l’été et de l’automne, dans le gouvernement de S…, à cinq verstes du chef-lieu. Ne désireriez-vous pas nous accompagner pendant les vacances, pour enseigner à mon fils la langue russe et l’histoire, les deux sujets dont vous faites mention dans votre annonce ? J’ose croire que vous seriez content de moi, de ma famille et même de mon domaine. Un très-beau jardin, une jolie rivière, un bon air, une maison spacieuse… Consentez-vous ? En ce cas, il ne resterait plus qu’à me faire connaître vos conditions, quoique je suppose, ajouta-t-il avec un léger sourire, que, sur ce point, il ne peut pas s’élever entre nous la moindre difficulté. »

  1. Néjdanof, mot à mot : « non attendu. »
  2. Les phrases en italique sont en français dans l’original.