Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/295

Cette page n’a pas encore été corrigée


Une chose seule lui cause du dépit, c’est qu’on ne l’ait pas laissé énoncer ses idées… mais de nouveau le vent caresse son visage enflammé.

Puis l’apparition de Marianne, une sensation momentanée et brûlante de honte… et puis, un sommeil de mort…

Paul raconta tout cela à Solomine. Il avoua même qu’il n’avait pas empêché Néjdanof de boire… car c’était le seul moyen de l’arracher à ce cabaret. Les paysans ne l’auraient pas lâché.

« Quand il a été affaibli par l’eau-de-vie, j’ai dit aux paysans, avec force saluts : « Allons, braves gens, laissez partir ce garçon-là ; regardez, c’est si jeune ! » Ils l’ont lâché, mais en disant : « Donne un demi-rouble de rachat. » Et je l’ai donné.

— Et tu as bien fait, » lui dit Solomine.

Néjdanof dormait, et Marianne, assise devant la fenêtre, regardait la muraille de l’enclos. Chose étrange, les idées et les sentiments mauvais, presque colères, qui l’avaient agitée avant l’arrivée de Néjdanof, s’étaient enfuis tout d’un coup ; Néjdanof même n’était pas pour elle un objet de répulsion ni de dégoût : elle n’avait pour lui que de la pitié.

Elle savait parfaitement qu’il n’était ni un débauché ni un ivrogne, et elle pensait déjà à ce qu’elle pourrait bien lui dire d’amical quand il s’éveillerait, pour l’empêcher d’avoir trop de honte ou de chagrin.

« Oui, se dit-elle, il faut que je m’arrange pour que lui-même me raconte comment ce malheur lui est arrivé. »

Elle n’éprouvait aucune agitation ; mais elle était triste, profondément triste. Il lui semblait respirer une bouffée de l’atmosphère véritable qui entourait ce monde inconnu où elle voulait courir, et cette grossièreté, ces ténèbres épaisses la faisaient frémir. À quel Moloch allait-elle donc s’offrir en sacrifice ?

Mais non, ce n’était pas possible ! Il n’y avait là qu’un