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crochets émoussés de fer lui labouraient les entrailles ; dans sa tête un mouvement de houle, devant ses yeux des cercles verts…

Un tintement s’éleva, un vacarme. Horreur !… Un troisième verre… Est-ce possible qu’il l’ait avalé ? Des nez rouges se ruèrent vers lui, des chevelures poussiéreuses, des cous hâlés, des nuques hachées, ravinées de rides en tous sens. Des mains velues le saisissaient de toutes parts : « Allons ! débite ton discours, hurlaient des voix frénétiques ; allons, parle ! Avant-hier un étranger comme toi nous en a fameusement dégoisé ! Va donc ! feu des quatre pieds, fils de chienne ! »

La terre oscillait sous les pieds de Néjdanof. Sa propre voix lui faisait l’effet d’une voix étrangère qui serait arrivée du dehors… Serait-ce la mort ?

Et tout à coup un air frais lui frappe le visage… Plus de bousculades, plus de trognes rouges !… plus de puanteur d’eau-de-vie, de peaux de mouton, de goudron, de cuir !… Il se retrouve assis sur la télègue à côté de Paul. Son premier mouvement est de vouloir s’élancer, en criant :

« Où vas-tu ? Arrête ! Je n’ai pas encore eu le temps de rien leur expliquer… »

Puis il ajoute, en interpellant Paul :

« Et toi-même, diable d’homme, rusé compère, quelles sont tes opinions ? »

Et Paul lui répond : « Ça serait parfait, s’il n’y avait point de maîtres, et si toute la terre nous appartenait, ça va sans dire ; mais jusqu’à présent il n’y a pas d’oukase qui ordonne ça ; » et tout en parlant il fait doucement tourner sa télègue en arrière, puis tout à coup il secoue les rênes sur le dos du cheval, et les voilà lancés à fond de train loin de la cohue et du vacarme, dans la direction de la fabrique…

Néjdanof est à moitié endormi ; son corps se balance à droite et à gauche ; le vent lui souffle agréablement au visage et abat les mauvaises pensées.