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grand’chose, car, lorsqu’enfin il s’en retourna en courant, avec un dernier cri de : Liberté ! l’un d’eux, le plus perspicace de tous, hocha la tête d’un air profond, et dit : « Comme il est sévère ! » Et un autre ajouta : « Ça doit être un chef ! » À quoi le paysan perspicace répliqua : « Pardi ! sans ça, il ne s’écorcherait pas tant le gosier. Gare à notre argent ! on va le faire pleurer ! »

Néjdanof, montant dans la télègue s’asseyant auprès de Paul, se dit en lui-même : « Mon Dieu ! quel galimatias ! Mais, après tout, personne de nous ne sait au juste comment il faut faire pour soulever le peuple ; peut-être est-ce comme ça ! Il n’y a pas le temps de réfléchir ! Tant pis ! Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait ! Mais tant pis encore ! en avant ! »

Ils entrèrent dans la rue du village. Au beau milieu, devant la porte d’un cabaret, était rassemblé un groupe assez nombreux de paysans. Paul essaya de retenir Néjdanof, mais celui-ci avait déjà dégringolé de la télègue, et avec l’exclamation : « frères ! » il s’était précipité dans la foule.

On lui fit place, et Néjdanof se lança dans une nouvelle prédication, sans regarder personne, d’un ton à la fois furieux et pleurard.

Mais le résultat qu’il obtint fut tout autre que celui de son discours devant le grenier. Un énorme gaillard, au visage imberbe mais féroce, vêtu d’une demi-pelisse courte et graisseuse, chaussé de grandes bottes et coiffé d’un bonnet en peau de mouton, s’avança vers Néjdanof et lui abattit violemment sa main sur l’épaule.

« Tu as raison ! Tu es un bon gars ! brailla-t-il d’une voix de tonnerre ; mais attends, ne sais-tu pas que cuiller sèche écorche la gueule ? Viens par ici ! Nous serons bien plus à l’aise pour bavarder. »

Il entraîna Néjdanof dans le cabaret ; toute la bande se précipita à leur suite.

« Mikhéïtch ! cria le grand gaillard. Allons ! de l’eau-de-vie à dix kopeks, mon verre favori ! Je régale un ami !