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Néjdanof était un ardent admirateur d’Ostrowski ; mais, malgré tout le respect pour le talent déployé par l’auteur dans cette comédie, il ne pouvait y approuver une tendance évidente à rabaisser la civilisation, tendance que le type caricatural de Vikhoref[1] n’accusait que trop.

Son aimable voisin l’écoutait avec attention, avec complaisance ; et, à l’entr’acte suivant, il renoua conversation avec lui, non plus sur la comédie d’Ostrowski, mais en général sur des sujets tirés de la vie, de la science, et même de la politique. Il s’intéressait visiblement à son jeune et éloquent interlocuteur. Néjdanof non-seulement n’éprouvait plus de gêne, mais par moments, comme on dit, « il donnait de la vapeur. »

« Ah ! tu fais le curieux ! pensait-il. Eh bien, je vais t’en faire voir ! »

Quant au voisin de droite, ce qu’il éprouvait n’était plus de l’inquiétude, mais une indignation mêlée de soupçons.

À la fin du spectacle, Sipiaguine prit congé de Néjdanof de la façon la plus gracieuse ; toutefois il ne désira pas connaître son nom et lui-même ne se nomma pas.

Pendant qu’il attendait sa voiture devant le péristyle, il rencontra un de ses bons amis, le prince G…, aide de camp de l’empereur.

« Je t’ai vu de ma loge, lui dit le prince en souriant à travers ses moustaches parfumées. Sais-tu avec qui tu causais ?

— Non, je ne sais pas ; et toi ?

— Un garçon intelligent, n’est-ce pas ?

— Très-intelligent ! Qui est-il ? »

  1. Dans la comédie d’Ostrowski, Vikhoref est un viveur ruiné qui se fait aimer de la fille d’un riche marchand de petite ville, et qui enlève la fille pour être plus sûr qu’on la lui donnera en mariage. Avec ou sans intention, l’éminent dramaturge russe a mis en présence l’élément patriarcal du passé et un produit vicieux de la civilisation.