Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/288

Cette page n’a pas encore été corrigée


Une femme laide s’intéressait à un jeune homme… Au fond, qu’y avait-il là d’extraordinaire ? Et pourquoi Machourina supposait-elle que l’attachement de Marianne pour Néjdanof était plus fort que le sentiment du devoir ? Marianne ne désirait peut-être nullement ce sacrifice. Et que pouvait contenir cette lettre ? Un appel à l’action immédiate ? Eh bien, après ?

Et Markelof ? Il est en danger… Et nous, que faisons-nous ? Markelof nous épargne tous deux, il nous donne la possibilité d’être heureux, de ne pas nous séparer… Est-ce grandeur d’âme aussi… ou mépris ?

Donc nous n’aurions fui cette maison détestée que pour rester ensemble et roucouler comme des tourtereaux !

Ainsi songeait Marianne… Et de plus fort en plus fort grandissait en elle ce dépit agité. Du reste, son amour-propre aussi était blessé. Pourquoi tous s’étaient-ils éloignés d’elle, tous ? Cette « grosse femme » l’avait appelée oiseau, jolie fille… Pourquoi pas franchement poupée ? Et pourquoi Néjdanof n’était-il pas parti seul ? Pourquoi Paul l’avait-il accompagné ? Il avait donc besoin de tutelle ? Et Solomine, quelles étaient donc ses véritables convictions ? Il n’avait rien en lui d’un révolutionnaire. Quelqu’un s’imaginerait-il par hasard qu’elle traitât tout cela comme un jeu ?

Voilà quelles pensées, tantôt se mêlant ensemble, tantôt se chassant l’une l’autre, tournoyaient dans la tête de Marianne. Les lèvres serrées, les bras croisés à la façon d’un homme, elle s’assit près de la fenêtre et reprit son immobilité, sans même s’appuyer au dossier de la chaise ; tout son être était attentif, tendu, prêt à bondir. Elle ne voulait pas aller travailler chez Tatiana ; elle ne voulait qu’une chose : attendre. Et elle attendait avec une obstination presque rageuse.

De temps en temps, sa propre disposition d’esprit lui semblait étrange et incompréhensible… Mais bah ! tant pis. Une fois même il lui passa par la tête : Ne serait-ce