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perdue ? Je l’ai perdue, en effet. Ah ! quel malheur ! Si quelqu’un allait le trouver… Non ! décidément, je ne l’ai plus. Voilà que ça s’arrange comme le voulait Markelof…

— Cherchez encore, » murmura Marianne.

Machourina fit un geste de la main.

« Non ! à quoi bon chercher ? Elle est bien perdue. »

Marianne s’approcha d’elle.

« Eh bien, embrassez-moi alors. »

Machourina tout à coup l’entoura de ses bras et la serra sur sa poitrine avec une force presque virile.

« Je n’aurais fait cela pour personne, dit-elle d’une voix sourde, c’est contre ma conscience, c’est la première fois ! Dites-lui qu’il soit prudent. Et vous aussi. Faites attention ! Bientôt cet endroit-ci sera mauvais, très-mauvais pour tout le monde. Partez tout deux, avant cela… Adieu ! ajouta-t-elle d’une voix plus haute et d’un ton brusque. Et puis, écoutez… dites-lui… Non, ne lui dites rien… rien ! »

Machourina sortit en faisant battre la porte, et Marianne resta seule, rêveuse, au milieu de la chambre.

« Qu’est-ce que ça signifie ? dit-elle enfin ; mais cette femme l’aime plus que moi je ne l’aime ! Et pourquoi m’a-t-elle dit tout ça ? Et pourquoi Solomine est-il sorti tout d’un coup et ne revient-il pas ? »

Elle se mit à marcher de long en large. Un étrange sentiment, mêlé de dépit et de chagrin —et de stupeur, — s’emparait d’elle. Pourquoi n’était-elle pas partie avec Néjdanof ? C’était Solomine qui l’en avait détournée… mais lui-même, où était-il ? et qu’est-ce qui se passe autour d’elle ? C’était évidemment par compassion pour Néjdanof, que Machourina n’avait pas donné cette lettre dangereuse… Mais comment avait-elle pu se résoudre à une telle désobéissance ? Voulait-elle se montrer généreuse ? De quel droit ? Et pourquoi elle, Marianne, était-elle si touchée de cela ? Et véritablement, était-elle touchée ?