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ils dorment ; ils battent le blé, ils dorment encore ; père, mère, enfants, tous dorment ! Celui qui frappe et celui que l’on frappe dorment également. Seul, le cabaret veille, l’œil toujours ouvert ! Et, serrant entre ses cinq doigts un cruchon d’eau-de-vie, le front au pôle nord et les pieds au Caucase, dort d’un sommeil éternel notre patrie, la Russie sainte. »


« Je t’en prie, excuse-moi ; je ne voulais pas t’envoyer une aussi triste lettre sans te faire rire un peu, au moins à la fin (tu as sans doute remarqué quelques rimes faibles… mais bah !).

« Quand t’écrirai-je une nouvelle lettre ? Et t’écrirai-je ? Quoi qu’il advienne de moi, tu n’oublierais pas, j’en suis sûr,

« ton fidèle ami,

« A. N.


« P. S. — Oui, notre peuple dort… Mais je me figure que, si quelque chose le réveille, ce ne sera pas ce que nous croyons… »


Arrivé à la dernière ligne, Néjdanof jeta sa plume, et se dit à lui-même : « Allons, à présent, tâche de dormir toi aussi et d’oublier toutes ces sornettes, rimailleur ! »

Il se coucha… mais le sommeil fut long à venir.

Le lendemain, Marianne l’éveilla en traversant sa chambre pour aller chez Tatiana ; mais à peine avait-il eu le temps de s’habiller, qu’il la vit revenir, la joie et l’agitation peintes sur son visage ; elle paraissait profondément émue :

« Sais-tu, Alexis ? on dit que dans le district de T…, tout près d’ici, ça a déjà commencé.

— Commencé ? Qu’est-ce qui a commencé ? Qui t’a dit cela ?

— C’est Paul. On dit que les paysans se soulèvent,