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tu ? notre ivrogne de tailleur, en se plaignant de sa femme.

« Du reste, je sens bien que cela ne durera pas longtemps. Je sens qu’il se prépare quelque chose…

« Ne demandais-je pas moi-même l’action immédiate ? N’ai-je pas moi-même prouvé qu’il faut commencer ? —Eh bien, nous commencerons !

« Je ne sais si je t’ai parlé d’un autre camarade que j’ai, d’un noiraud, parent des Sipiaguine ? Celui-là nous prépare peut-être un bouillon qui sera difficile à avaler.

« Je voulais finir ma lettre ; mais que veux-tu ! Quoi que j’en aie, je griffonne des vers ! Je ne les lis pas à Marianne, elle ne les aime guère ; toi… tu les loues quelquefois, et surtout, tu n’en parles jamais à personne. J’avais été frappé d’un fait qui se produit dans toute la Russie… Mais tiens, les voilà, ces vers :


SOMMEIL

« Il y avait longtemps que je n’avais revu le lieu de ma naissance, mais je n’y trouvai pas le moindre changement. Torpeur de mort, absence de pensée, maisons sans toit, murailles ruinées, et fange et puanteur, et pauvreté et misère, regards d’esclaves, insolents ou mornes, tout est resté pareil. Notre peuple est affranchi, et sa main, comme autrefois, pend inerte à son côté. Rien, rien n’est changé. Sur un seul point nous avons dépassé l’Europe, l’Asie, le monde entier. Non, jamais mes chers compatriotes n’ont dormi d’un si terrible sommeil !

« Tout dort : partout, au village, à la ville, en télègue, en traîneau, le jour, la nuit, assis, debout…, le marchand, le tchinovnik dort ; dans sa tour dort le veilleur, sous le froid de la neige, sous l’ardeur du soleil ! Et le prévenu dort et le juge sommeille ; les paysans dorment d’un sommeil de mort ; ils moissonnent, ils labourent,