Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/274

Cette page n’a pas encore été corrigée

prouve une sorte de honte ; il me semble que je porte la main sur le bien d’autrui ; et puis ce regard !… Oh ! ce terrible regard, soumis et désarmé, qui semble dire : « Je suis à toi, si tu veux… mais souviens-toi !… » « Et à quoi bon ? N’y a-t-il pas quelque chose de meilleur et de plus élevé sur la terre ? »

« Ce qui veut dire, en d’autres termes : Prends un caftan malpropre et va au milieu de ce peuple !

« Oh ! comme je maudis alors ma nature nerveuse, mes sens trop fins, mon impressionnabilité, mes dégoûts à propos de rien, tout cet héritage d’un père aristocrate ! Quel droit avait-il de me jeter dans la vie en me donnant des organes en désaccord avec le milieu dans lequel j’étais destiné à vivre ! Donner naissance à un oiseau et le lancer à l’eau ! Engendrer un esthéticien et le flanquer dans la boue ! Créer un démocrate, un ami du peuple, —chez qui la seule odeur de la vodka provoque la nausée et presque le vomissement !…

« Allons, voilà que je me laisse emporter jusqu’à blâmer mon père ! Eh ! si je suis un démocrate, c’est ma faute, à moi, et non la sienne.

« Oui, Vladimir, ça va mal. Des idées mauvaises, des idées grises viennent me hanter. —Mais, me demanderas-tu, est-il possible que dans le courant de ces quinze jours, tu ne sois pas tombé une seule fois sur quelque chose de consolant, sur quelque individu, — ignorant, soit, mais loyal et vivant ?

« Que te répondrais-je ? En effet, j’ai rencontré quelque chose comme ça. Je suis même tombé sur un très-brave garçon, sur une excellente et énergique nature. Mais j’ai beau faire, moi et mes brochures, nous lui sommes absolument inutiles, oui, inutiles. Paul, un employé de la fabrique (c’est un garçon très-fin et très-intelligent, qui est le bras droit de Vassili, et qui sera un chef avec le temps… je crois t’en avoir déjà dit un mot), Paul a pour ami un paysan, Élisaire… joli nom, n’est-ce pas ?… un esprit net, une âme libre et sans dé