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propos, et puis le doute, et même un misérable instinct d’humour que je tourne contre moi…

« Tout cela vaut moins que rien ! J’ai du dégoût à y penser, à regarder cette friperie que j’ai endossée, cette mascarade, comme dit Vassili !

« On prétend qu’il faut commencer par étudier la langue du peuple, par connaître ses mœurs et ses habitudes… Cela est faux, faux, archifaux. Ayez la foi, croyez à ce que vous dites, et parlez comme il vous plaira !

« J’ai eu occasion d’entendre une espèce de sermon débité par un prophète raskolnik.

« Dieu sait quel méli-mélo c’était d’expressions bibliques, de phrases de livres et de tournures populaires, —non pas même russes, mais petites-russiennes, prononçant ts pour t, et i pour ê… Et puis il ressassait éternellement les mêmes mots, comme un coq de bruyère qui brame : — L’esprit m’a saisi, l’esprit m’a saisi… Mais ses yeux étaient comme des charbons ardents, sa voix sourde et puissante ; il serrait les poings ; c’était du fer que cet homme ! Ses auditeurs ne comprenaient pas un traître mot, —mais quelle vénération ! quelle extase ! Et ils le suivaient !

« Et moi, quand je commence à parler, j’ai l’air d’un coupable qui demande pardon ! Se faire raskolnik… pourquoi pas ? Leur science est vite acquise… mais la foi, la foi ! où la prendre ? —Marianne, tiens, en voilà une qui a la foi ! Dès le point du jour, elle est à la besogne ; elle passe son temps avec Tatiana, — une bonne femme, pas bête du tout, qui, par parenthèse, prétend que nous voulons nous « simplifier » et nous appelle des « simplifiés » ; —eh bien, elle passe, son temps avec cette Tatiana ; elle est toujours debout, active ; elle se donne du mouvement comme une vraie fourmi !

« Elle est enchantée que ses mains deviennent rouges et dures, et elle attend, d’un moment à l’autre, l’heure de monter à l’échafaud, si cela est nécessaire ! Et moi, quand je veux lui parler de mes sentiments, j’é