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et moi, comme frère et sœur. Elle m’aime… et elle m’a dit qu’elle serait à moi, si… si je me reconnaissais le droit de l’exiger.

« Je ne me reconnais pas ce droit, mon cher Vladimir ! Elle croit en moi, en mon honnêteté, et je ne la tromperai pas. Je sais que jamais je n’ai aimé, et que jamais (ceci, j’en suis bien sûr) je n’aimerai personne plus qu’elle. Mais c’est égal ! Comment pourrais-je unir pour toujours sa destinée à la mienne ? Lier un être vivant à un cadavre, ou, tout au moins, à un corps à demi mort ! Que dirait ma conscience ? Tu me répondras que, si ma passion était plus forte, ma conscience se tairait. Mais, justement, je ne suis qu’un cadavre ; un cadavre honnête, si tu veux, et plein de bonnes intentions. Ne va pas t’écrier, je t’en prie, que voilà bien mon exagération habituelle… Tout ce que je te dis est la vérité, la pure vérité. Marianne est une nature très-contenue ; en ce moment, elle est tout entière plongée dans l’œuvre, en laquelle elle a foi… Et moi !

« Mais laissons là l’amour et les sentiments personnels, et toutes choses semblables ! »

« Voilà quinze jours que je vais « au milieu du peuple », et il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus bête que cette occupation. Certainement c’est ma faute, à moi tout seul. Je ne suis pas slavophile ; je ne suis pas de ceux qui se traitent par le peuple, par le contact de cet élément naïf et fort ; je ne me l’applique pas sur ma panse malade, comme un plastron de flanelle ; —non, je veux au contraire agir moi-même sur ce peuple ; mais comment ?

« Par quel moyen agir ? En réalité, quand je suis avec les « gens du peuple, je ne suis bon qu’à tendre l’oreille et à observer ; mais si je veux essayer de parler, ça ne va plus du tout ! Je sens moi-même que je ne suis bon à rien. Je me fais l’effet d’un mauvais acteur jouant un rôle qui n’est pas dans ses moyens. Un sentiment de bonne foi consciencieuse vient me prendre fort mal à