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il haussa même les épaules à deux reprises comme s’il eût voulu dire :

« Voilà pour toi, collet de castor ! »

Le visiteur les accompagna tous deux d’un regard poli, légèrement curieux, qu’il ramena ensuite sur Pakline, comme s’il se fût attendu à voir ce dernier suivre l’exemple des deux autres.

Mais Pakline, dont le visage, depuis l’arrivée de l’étranger, s’était éclairé d’une sorte de sourire contenu, se fit tout petit et se réfugia dans un coin. Ce que voyant, le visiteur s’assit. Néjdanof fit de même.

« Je me nomme Sipiaguine… Mon nom ne vous est peut-être pas tout à fait inconnu ? » commença le visiteur, d’un air d’orgueilleuse modestie.

Mais avant tout, il faut raconter comment Néjdanof l’avait rencontré au théâtre.

On donnait une comédie d’Alexandre Ostrowski : Ne t’assieds pas dans le traîneau d’autrui. Néjdanof, dès le matin, était allé au bureau de location, où il y avait foule. Son intention était de prendre un simple billet de parterre ; mais, au moment où il s’approchait du guichet, un officier, placé derrière lui, tendit un billet de trois roubles par-dessus la tête de Néjdanof en criant au caissier :

« Monsieur aura sans doute besoin qu’on lui rende de la monnaie, — et moi, non ; — passez-moi donc, je vous prie, un fauteuil d’orchestre du second rang… Je suis un peu pressé.

— Pardon, monsieur, lui dit Néjdanof d’un ton sec, moi aussi je prends un fauteuil du second rang. »

Là-dessus, il jeta au caissier un billet de trois roubles, toute sa fortune ; et, le soir venu, il se trouva établi dans la région aristocratique du théâtre Alexandra.

Assez mal vêtu, sans gants, les bottes non cirées, il se sentait troublé, et en même temps furieux contre lui-même à cause de ce trouble. Son voisin de droite se trouvait être un général constellé de décorations ; son