Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/265

Cette page n’a pas encore été corrigée

thé ; il faut croire qu’il était joliment pressé ! Mais ça n’est pas une raison pour que vous fassiez pénitence. Qui vivra, verra ! Vous aurez toujours le temps ! »

Tatiana sortit. Solomine se leva, et resta au fond de la chambre ; lorsqu’enfin Marianne se tourna vers lui, un peu étonnée de ne pas lui entendre prononcer une parole, elle vit sur son visage, dans ses yeux fixés sur elle, une expression qu’elle n’avait jamais remarquée en lui jusqu’alors : une expression d’inquiétude, d’interrogation, presque de curiosité.

Elle se troubla et rougit de nouveau. Et Solomine, comme honteux de ce qu’il avait laissé lire sur son visage, se mit à parler un peu plus haut que de coutume :

« Allons, allons, Marianne, voilà le commencement !

— Le commencement ? Quel commencement ? Tenez, je me sens très-mal à l’aise ! Alexis avait raison : c’est une comédie que nous jouons là. »

Solomine se rassit sur sa chaise.

« Mais permettez, Marianne… Comment vous figuriez-vous donc le commencement ? Ce n’est pourtant pas des barricades que nous avons à construire, avec un drapeau en haut, et hourra pour la république ! Et puis ce n’est pas l’affaire d’une femme. Votre affaire, la voici : vous rencontrerez aujourd’hui une Loukéria quelconque, et vous lui enseignerez n’importe quoi de bon ; et ce ne sera pas une tâche facile, car Loukéria n’a pas l’entendement ouvert, et elle se méfie de vous ; elle se figure, par-dessus le marché, qu’elle n’a aucun besoin de ce que vous voulez lui enseigner ; puis, au bout de deux ou trois semaines, vous vous escrimerez avec une autre Loukéria ; et, dans l’intervalle, vous débarbouillerez un enfant ou vous lui apprendrez l’alphabet ; ou vous donnerez des médicaments à un malade… Voilà le vrai commencement.

— Mais les sœurs de charité ne font pas autre chose. S’il en est ainsi, à quoi bon tout cela ? »