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et douloureuse au dernier point ; puis il ajouta que lui, Néjdanof, n’aurait pas pu l’écrire, parce qu’il n’avait pas à craindre les larmes qu’on verserait sur son cercueil. On n’en verserait pas.

« On en versera si je te survis, » dit lentement Marianne.

Elle leva les yeux au plafond, resta un moment silencieuse, puis murmura, comme se parlant à elle-même :

« Comment a-t-il pu faire mon portrait ?… de souvenir ? »

Néjdanof se tourna vivement vers elle.

« Oui ; de souvenir. »

Marianne fut toute surprise d’entendre sa réponse. Elle s’était figuré n’avoir fait cette question qu’en dedans.

« C’est extraordinaire… reprit-elle du même ton, car enfin il n’a aucun talent pour la peinture. Que voulais-je dire ?… ajouta-t-elle à haute voix, — ah ! oui, c’était à propos des vers de Dobrolioubof. —Il faut faire des vers comme Pouchkine, ou bien encore comme ces vers de Dobrolioubof : — ce n’est pas de la poésie, mais c’est quelque chose qui ne vaut pas moins.

— Et des vers comme les miens, dit Néjdanof, il ne faut pas en écrire du tout, n’est-ce pas ?

— Des vers comme les tiens ? Ils plaisent à tes amis, non parce qu’ils sont très-bons, mais parce que toi, tu es un homme bon, et qu’ils te ressemblent. »

Néjdanof sourit :

« Les voilà enterrés et moi avec ! »

Marianne lui donna un petit coup sur la main et l’appela méchant. Quelques instants après, elle dit qu’elle se sentait fatiguée et qu’elle allait dormir.

« À propos, tu sais ? ajouta-t-elle en secouant ses cheveux courts et drus, j’ai 137 roubles, et toi ?

— Moi, 98.

« —Oh ! nous sommes riches… pour des simplifiés ! Allons, à demain ! »