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Et nous, qu’allons-nous faire ? dit Marianne à son compagnon ; et, sans attendre sa réponse : Écoute ; comme notre travail sérieux ne commence que demain, veux-tu que nous consacrions cette soirée à la littérature ? Lisons tes poésies. Je serai un juge impitoyable. »

Néjdanof résista longtemps. Mais il finit par céder, et se mit à lire haut les vers de son petit cahier.

Marianne s’assit tout près de lui ; elle le regardait en plein visage pendant sa lecture.

Véritablement, elle se montra juge sévère, comme elle l’avait dit. Un bon nombre de ces poésies lui déplurent ; elle préférait les pièces courtes, purement lyriques, sans morale au bout.

Néjdanof ne lisait pas très-bien : il n’osait pas déclamer franchement, et voulait en même temps éviter la froideur, de sorte que son débit n’était ni chair ni poisson.

Marianne l’interrompit tout à coup pour lui demander s’il connaissait une pièce de vers de Dobrolioubof qui commence par ces mots : « L’idée de la mort ne m’attriste guère »[1], et elle la récita d’un bout à l’autre, pas très-bien non plus, avec un débit quelque peu enfantin.

Néjdanof fit la remarque que cette poésie était amère

  1. L’idée de la mort ne m’attriste guère ; —mais ce que redoute mon esprit malade, — c’est que la mort ne me joue —une mauvaise plaisanterie. Je crains que, sur mon corps refroidi, —on ne verse des larmes brûlantes ; — que, dans son zèle maladroit, quelqu’un —n’apporte des fleurs sur mon cercueil ; Que, sans motif intéressé, —une foule d’amis ne marche derrière, — et que, sous la terre de ma tombe, —je ne devienne un objet de sympathie ; Que tout ce qu’avec tant d’ardeur, —et si vainement, j’ai désiré pendant ma vie, — ne vienne me sourire d’un sourire enchanteur, —quand je serai sous les planches de ma bière. (Dobrolioubof, Œuvres complètes, t. IV, p. 615.)