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en guise de bouchon ; un grain gonflé s’est arrêté dans le goulot ; tout cela crache et siffle, et quand l’écume est partie, il reste au fond de la bouteille quelques gouttes d’un affreux liquide, qui n’étanche pas la soif et qui, par-dessus le marché, donne la colique… Ce Skoropikhine est un individu pernicieux pour les jeunes gens. »

L’assimilation faite par Pakline, si parfaitement exacte qu’elle fût, n’amena le sourire sur aucun visage. Ostrodoumof seul fit remarquer que les jeunes gens capables de s’intéresser à « l’esthétique » ne valaient pas qu’on les plaignît, quand même le grand critique leur ferait perdre le bon sens.

« Ah ! mais pardon, permettez ! s’écria Pakline avec feu (il s’échauffait toujours davantage à mesure qu’on l’approuvait moins) ; la question, pour n’être pas politique, n’en a pas moins une grande importance ! À en croire Skoropikhine, toute ancienne production artistique est nulle, par cela seul qu’elle est ancienne… Mais, en ce cas, l’art n’est pas autre chose que la mode, et il ne vaut pas la peine qu’on en parle sérieusement ! S’il n’y a pas dans l’art quelque chose d’invariable, d’éternel, alors que le diable l’emporte ! Dans la science, dans les mathématiques, par exemple, regardez-vous Euler, Laplace, Gauss, comme de vieux chevaux de réforme ? Non : vous reconnaissez leur autorité. Mais pour vous autres, Raphaël et Mozart sont des crétins, et votre orgueil se révolte contre leur autorité, à eux ! Les lois de l’art sont plus difficiles à découvrir que celles de la science, je ne dis pas non, mais elles existent, et celui qui nie leur existence est un aveugle, volontaire ou involontaire, peu importe ! »

Pakline s’arrêta… Tous restaient muets comme s’ils se fussent mordu la langue, ou comme s’ils l’eussent pris en grande pitié. Seul Ostrodoumof grommela :

« Tout ça n’empêche pas que je n’aie aucun égard pour les jeunes gens qui se laissent abrutir par Skoropikhine.