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et Anna et tout le monde connaissent ma conduite ! Et tout le monde est rempli d’épouvante et d’indignation. Mais, est-ce que, par hasard, je vous demande quelque chose, à vous et à tous ces gens-là ? Est-ce que je peux attacher le moindre prix à leur opinion ? Est-ce que votre pain ne m’est pas amer ? Quelle pauvreté ne préférerais-je pas à votre richesse ? Est-ce que, entre moi et votre maison, il n’y a pas un abîme ? un abîme que rien ne peut combler ? Est-il possible que vous, car vous aussi, vous êtes une femme intelligente, vous n’ayez pas conscience de tout cela ? Et si vous avez pour moi de la haine, est-il possible que vous ne compreniez pas le sentiment que moi j’éprouve pour vous, et que je ne nomme pas… uniquement parce qu’il est trop clair ?

— Sortez, sortez, vous dis-je… » répétait Valentine en frappant de son mignon petit pied sur le parquet.

Marianne fit un pas vers la porte :

« Je vais vous délivrer de ma présence. Mais laissez-moi vous dire ceci : on assure que Rachel, Rachel elle-même, dans le Bajazet de Racine, ne parvenait pas à dire comme il faut ce mot : « Sortez. » Et vous donc ! Et puis, comment disiez-vous tout à l’heure : « Je suis une honnête femme, je l’ai été et je le serai toujours ? » Eh bien, figurez-vous, j’ai la conviction que je suis beaucoup plus honnête que vous. Adieu. »

Marianne sortit lestement. Valentine s’élança de son fauteuil, voulut crier, voulut pleurer… Mais elle ne trouva rien à dire, et les larmes ne lui vinrent pas.

Elle se contenta de s’éventer avec son mouchoir ; mais le parfum qu’il répandait ne fit que lui exciter encore davantage les nerfs. Elle se sentait malheureuse, blessée… Elle s’avouait qu’il y avait une part de vrai dans ce qu’elle venait d’entendre. Mais, comment avait-on pu la juger si durement et si injustement ?

« Serais-je vraiment si méchante ? pensa-t-elle.

Elle se regarda dans une glace qui se trouvait là, entre deux fenêtres. Cette glace lui renvoya un visage