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Ne me plaignez pas. Dieu sait laquelle de nous deux est la plus digne de pitié ; je sais, moi, que je ne voudrais pas être à votre place.

« M. »

Elle laissa le billet sur la table, parfaitement sûre que sa réponse tomberait dans les mains de Valentine.

Le lendemain matin, Solomine, ayant causé avec Néjdanof et définitivement refusé la proposition de Sipiaguine, retourna chez lui.

Il réfléchit tout le long du chemin, ce qui ne lui arrivait guère : l’ébranlement d’une voiture le plongeait ordinairement dans un demi-sommeil.

Il pensait à Marianne, et aussi à Néjdanof ; il se disait que si lui-même avait été amoureux, il aurait eu un autre air, il aurait parlé autrement. Mais, ajouta-t-il, comme cela ne m’est jamais arrivé, je ne sais pas du tout quel air j’aurais eu.

Il se rappela une Irlandaise qu’il avait vue un jour dans un magasin, derrière le comptoir ; elle avait de magnifiques cheveux, presque noirs, et des yeux bleus, avec de grands cils ; elle le regardait d’un air à la fois triste et interrogateur ; il s’était longtemps promené dans la rue, devant les vitrines ; plein d’agitation, il s’était demandé s’il ferait, oui ou non, sa connaissance.

En ce moment-là, il était de passage à Londres ; son patron l’y avait envoyé pour des achats, en lui confiant une somme assez considérable. Solomine avait failli renvoyer l’argent et rester à Londres, tant avait été forte l’impression produite sur lui par la belle Polly… (Il savait son nom : une de ses camarades de magasin l’avait appelée). Cependant il avait fini par se vaincre, et il était retourné chez son patron. Polly était plus jolie que Marianne ; mais celle-ci avait le même regard triste et interrogateur ; et elle était Russe.

« Mais qu’est-ce qui me prend ? dit-il tout à coup presque à haute voix ; voilà que je m’inquiète des fiancées des autres ! »