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m’a parlé, en effet, de votre projet. Mais dites-moi au juste… pourquoi voulez-vous vous enfuir ?

— Pourquoi ? Mais l’œuvre à laquelle je sympathise… Ne soyez pas surpris, Néjdanof ne m’a rien caché… Cette œuvre commencera dans quelques jours… et je resterais dans cette maison de seigneurs, où tout n’est que fausseté et mensonge ! Ceux que j’aime vont courir des dangers, et moi…

Solomine l’interrompit d’un geste.

« Ne vous agitez pas. Asseyez-vous, je vais m’asseoir aussi. Vous aussi, Néjdanof, asseyez-vous. Écoutez : s’il n’y a pas d’autre motif que celui-là, ce n’est pas la peine de partir encore. L’œuvre dont il s’agit commencera plus tard que vous ne pensez. Un peu de prudence ne gâtera rien. Il n’y a pas à se précipiter en avant comme cela, tête baissée. Croyez-moi. »

Marianne s’assit et s’enveloppa dans un grand plaid qu’elle avait jeté sur ses épaules.

« Mais je ne peux pas rester ici plus longtemps ! Ici, tout le monde m’insulte. Aujourd’hui encore, cette folle d’Anna ne m’a-t-elle pas dit devant Kolia, en faisant allusion à mon père, que la pomme tombe toujours près du pommier ? Kolia, étonné, a demandé ce que cela voulait dire. Quant à Mme  Sipiaguine, je n’en parle même pas ! »

Solomine l’interrompit de nouveau, cette fois, en souriant. Marianne sentit bien qu’il se raillait un peu d’elle, mais le sourire de Solomine ne pouvait jamais blesser personne.

« Qu’est-ce qui vous prend, chère demoiselle ? Je ne connais ni cette Anna, ni ce pommier auquel vous faites allusion… Mais quoi ? une sotte femme vous dit une sotte parole, et vous ne pouvez pas supporter cela ? Comment ferez-vous donc pour vivre ? Le monde entier est bâti sur les sottes gens ! Non ; cette raison-là n’est pas bonne. En auriez-vous une autre ?

— J’ai la conviction, intervint Néjdanof d’une voix