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Solomine, au contraire, quoiqu’il semblât s’ennuyer un peu, était là comme chez lui ; rien qu’à le voir, on sentait que la manière d’être de cet homme était absolument indépendante de celle des autres.

« Décidément, je lui demanderai conseil, pensait Marianne ; il me dira certainement quelque chose d’utile. »

C’était elle qui lui avait dépêché Néjdanof après le dîner.

La soirée s’écoula d’une façon assez terne. Heureusement le dîner s’était terminé fort tard, et la nuit n’était pas loin. Kalloméïtsef boudait poliment et se taisait.

« Qu’avez-vous ? lui dit Mme  Sipiaguine d’un air mi-sérieux, mi-plaisant. Auriez-vous perdu quelque chose ?

— Précisément, répondit Kalloméïtsef. —On raconte qu’un de nos généraux de la garde se plaignait de ce que ses soldats avaient perdu leur « talon ». « Qu’on me cherche ce talon ! » s’écriait-t-il. Et moi, je dis : « Qu’on me cherche le : Daignez ordonner, monsieur ! » Le « monsieur, » a disparu, et avec lui tout respect et toute subordination. »

Mme  Sipiaguine lui déclara qu’elle ne l’aiderait pas dans sa recherche.

Encouragé par le succès de son speech du dîner, Sipiaguine prononça deux autres petits discours ; il se livra à des considérations gouvernementales sur certaines mesures indispensables ; il lança même des « mots » à grande portée plutôt que fins, qu’il avait préparés spécialement pour Pétersbourg. Il répéta même un de ces mots, qu’il fit précéder de la formule : « S’il m’est permis de m’exprimer ainsi ». C’était à propos d’un des ministres au pouvoir en ce moment-là ; il le traita d’esprit inconstant et vain, toujours tendu vers des buts chimériques et illusoires ! D’un autre côté, Sipiaguine, n’oubliant pas qu’il avait affaire à un Russe, à un homme du peuple, eut grand soin d’employer certaines expressions destinées à prouver qu’il était lui-même un vrai Russe,