Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/22

Cette page n’a pas encore été corrigée

lut à son tour et le rendit à Néjdanof, bien que Pakline avançât la main pour le prendre.

Néjdanof haussa les épaules, et tendit silencieusement la lettre à Pakline, qui, après l’avoir lue, serra les lèvres d’une façon significative et la replaça sur la table d’un air solennel, sans dire une parole.

Alors Ostrodoumof la prit, alluma une grosse allumette qui répandit dans la chambre une forte odeur de soufre, et, après avoir élevé le papier au-dessus de sa tête comme pour le montrer à tous les assistants, il le brûla à la flamme de l’allumette jusqu’à la dernière bribe, sans ménager ses doigts ; puis il jeta la cendre dans le feu.

Personne n’avait dit un mot, ni fait un mouvement pendant cette opération. Tous regardaient à terre ; Ostrodoumof avait l’air concentré et grave ; on lisait sur le visage de Néjdanof une expression presque méchante ; celui de Pakline indiquait une forte tension intérieure ; quant à Machourina, elle semblait assister à une cérémonie religieuse.

Deux minutes s’écoulèrent ainsi… Puis tous se sentirent un peu embarrassés. Ce fut Pakline qui, le premier, jugea à propos de rompre le silence :

« Eh bien ? dit-il, accepte-t-on, oui ou non, mon offrande sur l’autel de la patrie ? Puis-je apporter, sinon cinquante roubles, au moins vingt-cinq ou trente pour l’œuvre commune ? »

Néjdanof éclata tout d’un coup. La mauvaise humeur qui bouillait en lui, et que la solennelle crémation de la lettre n’avait pas apaisée, n’attendait qu’une occasion pour se faire jour.

« Je t’ai déjà dit que c’est inutile… entends-tu ? inutile ! Je ne permettrai pas… je ne prendrai pas cet argent. J’en trouverai, et tout de suite ! Je n’ai besoin du secours de personne.

— Allons, camarade, dit Pakline, je le vois : tu es un révolutionnaire, mais tu n’es pas un démocrate.

— Dis tout de suite que je suis un aristocrate !