Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/217

Cette page n’a pas encore été corrigée


Kalloméïtsef sourit d’un air de condescendance.

« Vous disiez la même chose, tantôt, si je m’en souviens bien, à propos des fabriques et des établissements industriels. Et maintenant vous parlez du sol tout entier ?

— Et maintenant je parle du sol tout entier.

— Et vous serez enchanté de ce résultat, je suppose ?

— Pas le moins du monde ; je vous l’ai dit tout à l’heure, le peuple n’en sera pas plus heureux. »

Kalloméïtsef leva légèrement une main…

« Quelle sollicitude pour le peuple ! »

« Monsieur Solomine ! cria Sipiaguine à tue-tête, on vous a apporté de la bière ! —Voyons, Siméon !… » ajouta-t-il à demi-voix.

Mais Kalloméïtsef était lancé.

« À ce que je vois, reprit-il en s’adressant de nouveau à Solomine, vous n’avez pas des marchands une opinion favorable ; pourtant ils sont du peuple, par leur origine.

— Parfaitement.

— Je pensais que tout ce qui appartient au peuple, de près ou de loin, vous semblait parfait.

— Oh ! non, monsieur. Vous aviez grand tort de penser cela. Notre peuple mérite des reproches sur bien des points, quoiqu’il ne soit pas toujours coupable. Nos marchands, jusqu’à présent, sont des hommes de proie ; ils gouvernent leurs propres affaires en hommes de proie… Que faire ? On est écorché… on écorche ! Quant au peuple…

— Quant au peuple ? répéta Kalloméïtsef d’une voix flûtée.

— C’est un grand endormi.

— Et vous désirez le réveiller ?

— Ce ne serait pas si mauvais !

— Ah ! ah ! voilà ce qu’il vous faut !

— Permettez, permettez, » intervint Sipiaguine d’un ton impératif. Il comprenait que le moment était venu